Entrer en ethnomathématiques

Entrer en ethnomathématiques

Ce billet est une retranscription partielle d’une présentation donnée dans le groupe de travail « Pédagogies alternatives dans l’enseignement des mathématiques de la maternelle à l’université » de l’Institut de Recherche pour l’Enseignement des Mathématiques (IREM) de Paris Diderot. J’avais donné cette présentation dans le but de présenter mon domaine de recherche, les ethnomathématiques, ainsi que quelques enquêtes. Je reviens de manière plus personnelle sur mes premiers pas en anthropologie et j’essaie de déterminer quels facteurs peuvent m’avoir orientée vers les ethnomathématiques. On peut à juste titre se demander comment diable des personnes banales peuvent avoir une passion aussi dévorante pour les mathématiques que pour les sciences humaines et sociales (SHS). Mon périple commence avec un certain Claude Lévi-Strauss…

Premiers pas en anthropologie

« Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m’apprête à raconter mes expéditions. Mais que de temps pour m’y résoudre ! Quinze ans ont passé depuis que j’ai quitté pour la dernière fois le Brésil et, pendant toutes ces années, j’ai souvent projeté d’entreprendre ce livre ; chaque fois, une sorte de honte et de dégoût m’en ont empêché. Eh quoi ? Faut-il narrer par le menu tant de détails insipides, d’événements insignifiants ? L’aventure n’a pas de place dans la profession d’ethnographe ; elle en est seulement une servitude, elle pèse sur le travail efficace du poids des semaines ou des mois perdus en chemin ; des heures oisives pendant que l’informateur se dérobe ; de la faim, de la fatigue, parfois de la maladie ; et toujours, de ces mille corvées qui rongent les jours en pure perte et réduisent la vie dangereuse au cœur de la forêt vierge à une imitation du service militaire… Qu’il faille tant d’efforts, et de vaines dépenses pour atteindre l’objet de nos études ne confère aucun prix à ce qu’il faudrait plutôt considérer comme l’aspect négatif de notre métier. Les vérités que nous allons chercher si loin n’ont de valeur que dépouillées de cette gangue. On peut, certes, consacrer six mois de voyage, de privations et d’écœurante lassitude à la collecte (qui prendra quelques jours, parfois quelques heures) d’un mythe inédit, d’une règle de mariage nouvelle, d’une liste complète de noms claniques, mais cette scorie de la mémoire : ” A 5 h 30 du matin, nous entrions en rade de Recife tandis que piaillaient les mouettes et qu’une flottille de marchands de fruits exotiques se pressait le long de la coque “, un si pauvre souvenir mérite-t-il que je lève la plume pour le fixer ? » 

Claude Lévi-Strauss, 1957, Tristes tropiques, éditions Plon.

Voici le texte que Mme B. soumettait, pour ce premier cours de culture générale, à une vingtaine d’élèves de CPGE voie ECE. Il n’a suffit que de cet unique texte pour que mes préoccupations intellectuelles se saisissent presque exclusivement de l’anthropologie ; mes devoirs d’économie décrivaient aussitôt des scènes d’échanges de coquillages. Seuls mes devoirs de mathématiques n’étaient pas atteints par cette soudaine envie d’anthropologie. Sûrement parce qu’il m’était alors difficile de déroger à la règle, aux méthodes de résolutions que l’on m’avait apprises, mais aussi parce  que finalement, pour moi, toute forme de raisonnement mathématique difracte une certaine beauté. Bon, mais ma décision était prise, l’année d’après j’allais sur les bancs de l’université pour me former à l’anthropologie.

Ce si célèbre incipit mérite réflexion, que nous apprend-il de l’anthropologie des années 1950 ? Claude Lévi-Strauss (1908-2009) tout d’abord distingue l’ethnographie, la collecte de données, de l’ethnologie, le premier niveau d’interprétation des données, de l’anthropologie, c’est-à-dire la comparaison de faits de cultures différentes qui doit amener à une théorie générale sur l’humain. Il nous livre ici son expérience de terrain en tant qu’ethnographe, qu’il commence dans les années 1930 au Brésil. A ce moment, les terrains types étaient lointains, de préférence dans les pays du Sud, les îles ou bien les terres les plus avancées au Nord. Les évènements les plus extrêmes et situations les plus dépaysantes que vivaient les ethnographes ne sont pourtant pas ce qui est recherché et, pire, ce ne sont de que de vulgaires anecdotes de touristes.  Selon Cl. Lévi-Strauss ces détails et détours ne permettent pas à l’ethnographe de remplir sa tâche professionnelle ; contrairement aux éléments de collecte, qui sont les vérités recherchées par l’ethnographe. Ensuite, l’anthropologue nous dit quels sont les éléments qui l’intéressent le plus, ce sont ceux qui ont trait à la parenté, aux mythes et à la taxinomie, thèmes de recherche largement partagés par ses pairs. Cet incipit est édifiant par sa vision panoptique de ce qu’est un ethnographe et des réalités de terrain. Les terrains privilégiés, les modes de collecte de données, la réalité de la collecte, les domaines de recherche «  à la mode » se laissent entrevoir.

Bien évidemment, cette représentation du terrain, la distinction entre ethnographe, ethnologue et anthropologue ne correspond plus à la même réalité, au moins parce qu’il est actuellement rare de voir un anthropologue n’ayant pas fait de terrain. D’autre part ces détails « insignifiants » ont toute leur importance lorsqu’il s’agit d’étudier les conditions de création, de collecte de données. Ces réalités de terrain sont nécessaires pour nuancer les données, voir peuvent faire émerger de nouveaux questionnements.

Anthropologie et mathématiques

L’institutionnalisation de l’anthropologie s’est faite au cours du XIXème siècle, et l’une de distinctions méthodologiques qui s’est entériné avec la sociologie au cours du temps, était l’absence de recours à tout modèle mathématique. Seulement, on trouve à toutes les époques des emprunts méthodologiques entre l’anthropologie et la sociologie et, surtout, le courant du structuralisme, notamment porté par Claude Lévi-Strauss, entretient des liens étroits avec les mathématiques. Quelques relations s’établissent entre d’un côté des anthropologues et de l’autre des mathématiciens. Cl. Lévi-Strauss va ainsi requérir l’aide d’André Weil, l’un des fondateurs du groupe/personnage Nicolas Bourbaki, nom sous lequel sera publié la nouvelle théorie ensembliste du milieu du XXème siècle. Ayant collecté tout un type de relations de parenté, Cl.Lévi-Strauss se retrouve face à des groupes de parenté quasi inintelligibles et sollicite alors le mathématicien spécialiste des ensembles pour l’aider à mettre les choses au clair. C’est un premier exemple du type d’échange qu’il existe entre l’anthropologie et les mathématiques.

Le deuxième type est l’anthropologue-mathématicien ou mathématicien-anthropologue, qui pourrait d’ailleurs former un troisième type, représenté par des mathématiciens de formation qui suivent dans un deuxième temps un cursus en anthropologie. Ce type-là, quand il se donne pour objet d’étude anthropologique les mathématiques, devient un ethnomathématicien. Notons tout de même qu’il n’est pas nécessaire d’être titulaire d’une thèse en mathématiques et en anthropologie pour pouvoir être ethnomathématicien. C’est cette figure qui se détache à partir des années 1970, moment où le terme ethnomathématiques est popularisé par Umberto d’Ambrosio (D’AMBROSIO 1985).

Aujourd’hui, l’enseignement en sociologie utilise de plus en plus « l’ethnométhodologie », l’anthropologie ne pourrait-elle pas à son tour enterrer la hache de guerre avec des outils mathématiques jusqu’alors utilisés par la sociologie ? Dans ce cas, la popularisation des ethnomathématiques au moins parmi les anthropologues, qui souvent ne connaissent pas ce champ, est une voie pour cette reconsidération de la méthodologie.

Deux études de cas

Pour mieux comprendre ce que sont les ethnomathématiques, voici deux enquêtes que je mène, la première portant sur l’origami, la seconde sur le kôlam. J’ai commencé un terrain sur l’origami en 2018 dans deux clubs situés à Lyon. Je m’intéressais alors principalement aux symboles mathématiques, leur adoption et réutilisation par des élèves et de manière générale, je me demandais si l’usage de notations particulières avait une influence sur ce que l’on pourrait appeler une intuition mathématique. En arrivant dans ces clubs, j’ai d’abord été frappée par l’utilisation de vocabulaire mathématique, propre à la géométrie (« réaliser une bissectrice » etc.). Puis, c’est en contraste avec des moments plus libres de façonnage du papier sans règle mathématique précise, que j’ai interrogé l’intuition artistique par rapport aux mathématiques. Les ethnomathématiques dans ce cas-là permettent de remettre en perspective l’activité mathématique et, en particulier, à trouver des mathématiques là où on ne les attend pas, par exemple dans une activité artistique. Enfin, la présence d’un individu plus jeune dans un des clubs a révélé le côté didactique de l’origami. Pourquoi ne pas apprendre la géométrie en pliant du papier ? C’est ce dernier aspect qui est central dans la plupart des publications d’ethnomathématiques, à savoir comment apprendre les mathématiques en décentrant son regard ? Finalement, ce champ disciplinaire aborde les mathématiques par des lieux de savoir : où l’activité rationnelle mathématique est-elle présente ? sur les bancs d’école, dans les cours de récréation, dans le tissage, le dessin, le métier de charpentier … ?

Kôlam réalisé lors du workshop : (U)topia : des déserts et des oasis, à Leipzig, déc. 2019.

Mon deuxième terrain est le kôlam, je vais abréger mon propos car j’ai déjà publié plusieurs articles dessus (ici, ici et ). Adopter une approche d’ethnomathématiques est pertinente, car elle permet d’analyser simultanément le corps et des règles mathématiques. En effet, le kôlam est un dessin géométrique tracé à la main généralement avec de la poudre ; il se compose d’une ou de plusieurs lignes circulant dans une grille de points. Nous avons d’un côté un geste qui reproduit un rythme corporel personnel et de l’autre un geste qui repose sur des règles mathématiques. Ces éléments sont essentiels lorsque l’on se demande si l’apprentissage des mathématiques passe aussi par le corps et la répétition de certains gestes, ici avec les mains.

Le corps est-il un lieu de savoirs ?

Références

D’AMBROSIO U.,1985, “Etnomathematics and its place in the history and pedagogy of mathematics.” For the Learning of Mathematics, 5, 44-48.

LEVI-STRAUSS Cl., 1957, Tristes tropiques, éditions Plon.

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