Anthropologie et sciences de la cognition : quel avenir ? 1ère Partie

Anthropologie et sciences de la cognition : quel avenir ? 1ère Partie

Mon projet de recherche se dote d’une entrée cognitiviste, ce n’est pas tant par appétence personnelle que par un réel besoin de compléter l’anthropologie actuelle par les sciences de la cognition. En effet, anthropologie c’est l’étude de l’humain (du grec anthropos) dans son ensemble. Alors, certaines écoles de pensée complètent cette anthropologie, finalement très vaste, d’un qualificatif. Elle devient tantôt biologique, culturelle ou sociale.  Mais, il ne faut pas comprendre, sous ces nuances, que l’anthropologie en est diminuée, restreinte au « biologique », au « culturel», au « social ». L’anthropologie c’est, précisément, une science qui cherche à mettre en équations toutes les facettes de l’humain. Aussi, je ne fais pas une anthropologie restreinte au cognitif, mais je remets en perspective ce qui fait de l’humain ce qu’il est : sa cognition.

Pour Alessandro Sarti (mathématicien, CNRS-CAMS EHESS) et Cyril Monier (neuroscientifique, CNRS-UNIC)  : «  [De plus] même si à l’échelle temporelle des mesures neurophysiologiques le cerveau pourrait apparaître comme « élément causal » de l’activité cognitive, les neurosciences contemporaines sont bien conscientes que le cerveau et l’organisme dans son ensemble constituent un bloc d’une chaîne de relations interconnectées à tous les niveaux : physique, chimique, biologique, cognitif et social[1], avec un bouclage fort entre les niveaux. » (dans « Les neurosciences au sein des sciences de la cognition. Vers un naturalisme situé.», Intellectica, 2018/1-2, 69 : 10). Alors, je vous pose la question, est-il souhaitable de faire l’étude de l’humain dans son ensemble en omettant d’étudier sa cognition ? La réponse est négative et sans équivoque, mais complexe dans sa mise en pratique. Comment faire dialoguer les savoirs des sciences de la cognition avec ceux de l’anthropologie ? Penchons-nous d’abord sur la complicité qui a existé entre ces deux sciences au XIXème siècle,  pour aller jusqu’à la notion de « cognition incarnée » et l’approche sensible en anthropologie aujourd’hui.

Premiers pas de l’anthropologie

A ses débuts, l’anthropologie n’était pas tout à fait cette science prônant l’égalité entre les humains ou alors elle s’en servait pour imposer la vision dominante de l’époque : la société blanche patriarchale et monothéiste. Un des arguments qui a joué en faveur de l’un et de l’autre de ces développements c’est l’étude des crâne, autrement dit la phrénologie et de ses liens avec le comportement, ou encore : que nous révèle l’étude des crânes sur les comportements ou la structure cérébrale, que peut-on inférer de l’étude des comportements sur la structure du cerveau etc. ?

Les textes de Charles Darwin, notamment « L’origine des espèces » (1859), posent les premiers jalons de l’anthropologie institutionalisée au XIXème siècle. Ce qui donne son nom au premier courant de l’anthropologie : l’évolutionnisme. Les anthropologues d’alors, identifiaient des stades, des niveaux qui ordonnaient les sociétés entre elles. Le stade ultime du développement d’une société étant la société d’appartenance de l’anthropologue, c’est-à-dire où l’unité familiale est mononucléaire, le modèle économique est capitaliste, la religion est monothéiste, le modèle politique est démocratique etc. C’est donc un modèle de pensée largement ethnocentrique et normatif. Je parle plus longuement de cette pensée évolutionniste dans la série d’articles consacrée à « Race et Histoire » de Cl. Lévi-Strauss, voir ici. Ce qui nous intéresse ici, c’est de voir qu’au même moment une autre science est à son apogée, c’est la phrénologie. Il faut préciser que les théories de la phrénologie, en vogue surtout dans la deuxième moitié du XIXème siècle, n’étaient pas acceptées à l’unanimité par les anthropologues. Mais quelles étaient alors ces théories ?

A cette époque, où le cerveau était encore imperméable à tout mode de connaissance, où il n’existait pas encore d’IRM, les seuls moyens entendus pour se rapprocher du mode de fonctionnement du cerveau étaient : l’étude des crânes, des comportements et éventuellement de cerveau de cadavres. Comme l’on palpe l’emballage d’un cadeau pour en deviner son contenu, Franz Joseph Gall (1758-1828) palpe les crânes, en note les dimensions, les courbes. Il émet l’hypothèse que « le développement d’une fonction, entraîne le développement de la zone [du cerveau] correspondante et qui par contrecoup entraîne celui de la paroi crânienne contigüe […] (DUCROS 1998). Autrement dit notre comportement modifierait la structure de notre cerveau, dont on ne pourrait avoir connaissance qu’en regardant la forme de notre crâne. Aujourd’hui cette théorie nous paraît bien naïve, tout comme nous tenons les dessins d’homoncules pour des caricatures.

Cette causalité entre morphologie du cerveau et morphologie crânienne est reprise par Paul Broca (1824-1880) en 1861 dans une conférence qu’il donne. La société d’anthropologie de Paris va recueillir ces propos, n’exprimant jamais très clairement ses intentions. Pourtant, les moulages de crânes de Pierre-Marie-Alexandre Dumoutier, anthropologue et phrénologue, vont être exposés au Museum National d’Histoire Naturelle et certains de ses objets au Musée de l’Homme (DUCROS 1998).

Cette ambigüité sur la recevabilité de telles relations de cause à effet est illustrée tantôt par la pensée de Léonce Manouvrier (1850-1927 ; anatomiste et anthropologue français), tantôt par celle d’Edward Tylor (1832-1917 ; anthropologue britannique). Le premier, membre de la Société d’anthropologie de Paris, s’oppose fermement au réductionnisme cérébral théorisé notamment par Cesare Lombroso (1835-1909). Pour Lombroso, il existe une évolution de la structure du cerveau depuis le mode du sauvage jusqu’au mode de l’homme civilisé. Cette fois, le mode d’observation principal ne sont pas les crânes mais les comportements. Selon lui, les personnes à comportement criminel ont en réalité un cerveau qui exprime une survivance d’un ancien stade d’évolution. Lombroso reprend donc le jargon des évolutionnistes pour exprimer l’idée selon laquelle, à certains stades de développement du cerveau correspondent certains comportements. Cette thèse lui sert à justifier que certains comportements connotés négativement, comme la criminalité du XIXème siècle, soient des expressions d’un stade de développement antérieur.

De son côté, Tylor fait la synthèse de l’évolutionnisme biologique et social en tentant de répondre aux interrogations de son temps sur l’intelligence. Sa thèse est la suivante : tous les humains sont dotés de cerveaux semblables, mais différents sur le plan de l’évolution. Il identifie, comme Lombroso, des « survivances » de stupidité chez « le laboureur anglais » qui le rendrait moins différent d’un « Noir d’Afrique centrale » qu’on ne pourrait le croire. Cette formulation de l’évolutionnisme relève plutôt d’une pensée positiviste, où tous les humains se ressemblent, mais il y aurait quand même des faits sociaux, comme la superstition, qui montreraient bien que certains humains sont plus évolués que d’autres :

«  N’est-ce pas merveilleux de constater combien la stupidité, le traditionalisme en dépit du bon sens, la superstition têtue ont contribué à conserver pour notre usage des traces de l’histoire de notre race, traces qu’un utilitarisme étroit aurait éliminées sans pitié ? »

(cité par KARDINER et PREBLE 1966)

Alors, dans cette dernière citation, on peut penser que par « utilitarisme » Tylor se réfère à la sélection naturelle de Lamarck-Darwin, mais aussi au modèle socio-économique qui rejoue cette « sélection naturelle ». Je parle bien évidemment des idées malthusiennes.  Au cours du XIXème siècle, Thomas Malthus (1766-1834) émet l’idée que la sélection naturelle doit opérer parmi ces familles pauvres qui se reproduisent plus rapidement que les familles aisées (préoccupation de conserver l’héritage au sein de la même famille). Malthus propose une certaine vision interventionniste de l’Etat britannique afin d’endiguer la pauvreté. Il ne s’agit pas d’offrir des compensations financières pour les familles les plus pauvres, bien au contraire. Il se montre défavorable aux lois pour les pauvres et favorable à des mesures antinatalistes, essentiellement chez les familles les plus pauvres. Tylor est donc très perméable à cette forme de libéralisme utilitariste, dont John Bentham et John Stuart Mill, entres autres, posent les fondements au XIXème siècle. Tylor s’en sert pour légitimer sa théorie des survivances cérébrales, c’est-à-dire que pour lui, si la sélection naturelle (selon une doctrine libérale utilitariste radicale) avait eu lieu, alors la structure cérébrale du « laboureur anglais », du « Noir d’Afrique centrale » ne serait plus. En effet, toujours selon Tylor puisque la sélection naturelle élimine les formes les moins adaptées, pour Tylor les moins évoluées, les formes cérébrales les moins évoluées auraient dû disparaître.

On ne peut pas en rester là, d’une part car ces idées sont aujourd’hui dépassées et d’autre part car comme le disaient Sarti et Monier il n’est pas évident de séparer le biologique du social. Il n’existerait donc pas deux pôles, mais un continuum allant du biologique au social, dont la « cognition incarnée » serait une illustration en sciences cognitives.

Références

DUCROS A., 1998, « Phrénologie, criminologie, anthropologie : une interrogation continue sur anatomie et comportement », Bulletins et mémoires de la société d’anthropologie de Paris, 10, 3-4 : 471-476.

KARDINER et PREBLE, 1966, Introduction à l’ethnologie, éditions nrf.

MONIER C. et SARTI A., 2018, « Les neurosciences au sein des sciences de la cognition. Vers un naturalisme situé.», Intellectica, 1-2, 69.


[1] Souligné par moi-même.

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