La contagion des Idées – Dan Sperber

La contagion des Idées – Dan Sperber

Dan Sperber est un anthropologue français notamment connu pour sa critique du structuralisme (Sperber 1968-1973). Mais, il a également développé une théorie de la communication, avec Deirdre Wilson, La pertinence. Communication et cognition ( Sperber et Wilson 1989), puis en 1996 La contagion des idées. Une théorie naturaliste de la culture.  C’est de ce livre dont il est question. Il est intéressant de lire La contagion des idées dans le prolongement de ses travaux, d’une part car certains concepts qu’il avait élaborés ressurgissent ( la pertinence, le thème de la mémorabilité…) et, d’autre part car sur les 6 chapitres qui constituent  La contagion des idées, 5 avaient déjà été publié sous forme d’article ou de conférence. Il y a un lien causal entre ses premières réflexions sur le structuralisme et sa théorie de la communication.

Si Dan Sperber s’est illustré dans un travail d’épistémologie de l’anthropologie, en tant que structuraliste de 2nde génération, comme l’écrivait François Wahl ( « Nous nous étions réunis pour écrire : Qu’est-ce que le structuralisme ? Ce que nous publions s’intitulerait mieux : Des modifications récentes du savoir et de ce qui les rassemble comme structuralistes. Ce déplacement de l’axe, on aurait tort d’y voir la marque d’un reflux ou d’une incertitude : bien plutôt s’agit-il (et les auteurs ici groupés sont à cet égard très significatifs) des problèmes de la seconde génération […]. » (Sperber 1968-1973 : 9°), il est surtout d’intéressant de voir comment une critique du structuralisme l’a amené à formuler une théorie naturaliste de la culture (c’est là toute la pertinence de son sous-titre).

Premières réflexions épistémologiques

Dan Sperber redonne quelques réflexions épistémologiques, la première étant que l’anthropologie produit non pas des explications mais des interprétations. Il classifie ces fausses explications en trois catégories, les généralisations interprétatives, les explications structuralistes et les explications fonctionnalistes. Il propose alors une quatrième voie, celle des modèles épidémiologiques, elle vise à répondre à la question : « pourquoi ces représentations sont-elles plus contagieuses et réussissent mieux dans une population donnée ? ». Ce modèle fournit une explication de macrophénomènes (phénomènes interindividuels de transmission) en fonction de microphénomènes (phénomène intra-individuel de représentation mentale). Ce type d’explication se rapproche donc de ce qui se fait en sciences naturelles, c’est-à-dire identifier un mécanisme général expliquant plusieurs phénomènes.

Or, pour Dan Sperber, justement, jusqu’à lors les sciences sociales ne réussissaient pas à adopter un matérialisme utile pour leur pratique. Il donne trois types de matérialismes en anthropologie, qui recoupe plus ou moins 3 types de matérialismes utilisés en psychologie. A savoir que pour D.Sperber, l’anthropologie a tout à gagner en créant des « passerelles » avec la psychologie et les sciences cognitives. Les trois types de matérialismes en anthropologie sont donc comparés à ceux de sciences cognitives. Il existe un matérialisme vide, issu d’une théorie de la forme. J’invite mon lecteur à aller lire l’article de Danièle Dehouve sur l’utilisation métaphorique de la fractale en SHS (Dehouve 2015), qui illustre très bien ce premier type de matérialisme. Le second type de matérialisme, est un matérialisme dualiste, issu en partie du marxisme, où la sphère matérielle du monde domine, dicte, dirige la sphère non-matérielle. Le troisième type de matérialisme, que Dan Sperber utilise, c’est celui qui redécoupe le domaine social en fonction de catégories de phénomènes naturels.  A ces trois types de matérialisme en SHS correspondent respectivement, le réductionnisme, le naturalisme minimal et l’éliminativisme en sciences cognitives.

Ce sont les premières réflexions épistémologiques que D.Sperber énonce, il précise par la suite ce qu’il entend par une épidémiologie des représentations, méthode de son modèle épidémiologique. Mais tout d’abord, qu’est-ce qu’une représentation ?

Qu’est-ce qu’une représentation ?

Il existe trois types de représentation, celles mentales – qui nous sont propres – , les représentations publiques – des représentations mentales transmises –  et, des représentations culturelles, qui sont des représentations publiques massivement partagées.

Une représentation de quelque nature qu’elle soit se définit par une relation entre elle-même, son contenu et son utilisateur. Dan Sperber reprend alors la linguistique Saussurienne en introduisant une opposition Signifiant-signifié, ce dualisme lui est reproché par d’autres.

Il se positionne contre l’idée d’une transmission à l’identique des représentations. Il critique les théories du codage-décodage et de l’imitation, que notamment Richard Dawkins propose à partir d’arguments évolutionnistes dans sa théorie des mêmes. Dan Sperber, lui, utilise également certains arguments évolutionnistes, mais plutôt pour montrer l’existence de modules cognitifs innés. Cependant, il est conscient du fait que certaines représentations tendent à converger vers des formes très proches (la reproduction à l’identique étant, pour lui, un cas limite), il l’explique par l’effet d’attraction culturelle.

Enfin, la transmission d’une représentation n’entraîne pas seulement une modification de cette dernière, mais également de l’environnement.

« Dans les deux cas, il s’agit d’expliquer la distribution dans une population de phénomènes individuels, psychologiques ou pathologiques ; interviennent dans cette explication et les individus et leur environnement (lui-même profondément marqué par le comportement des individus) .[…] les représentations mentales sont des états cérébraux décrits en termes fonctionnels, et ce sont les interactions matérielles entre cerveaux et environnements qui expliquent la distribution de ces représentations.»

(Sperber 1996 : 41)

« Les choses socioculturelles sont selon cette conception des agencements écologiques de choses psychologiques. Les faits sociologiques se définissent donc à partir des faits psychologiques mais ils ne s’y réduisent pas. »

(Sperber 1996 : 47)

On reconnaît dans cette théorie de la communication des influences, peut-être réelles, de l’école de Palo Alto et plus précisément d’un de ses membres : Gregory Bateson qui a développé la théorie de l’écologie de l’esprit, reprise et poursuivie par Tim Ingold, où individu et environnement ne sont pas strictement séparés, mais sont dans l’interaction.

Dans ces conditions, une explication épidémiologique c’est identifier des processus environnementaux, biologiques et psychologiques. Un facteur environnemental pertinent pourrait être l’écrit, en ce qu’il constitue une «  mémoire externe ». De plus, c’est une explication où l’on dégage une chaîne causale entre des représentations mentales et des représentations publiques. Dan Sperber prend l’exemple de la propagation des mythes – thème récurrent des écrits structuraux –  , où une chaîne causale est observable entre récit et histoire.

Un modèle, des modules : développement à partir de la théorie de Jerry Fodor

D.Sperber s’engage dans une anthropologie cognitive, ce qui semble naturel en voyant l’articulation entre le structuralisme et la théorie de la pertinence, qu’il réalise. On a d’un côté un héritage lévi-straussien qui souhaite dégager les structures de la pensée en théorie, en pratique D.Sperber a montré par ailleurs qu’il se heurtait à trop d’obstacles ; de l’autre côté on a un héritage venant de la révolution cognitive qui tend à expliquer en termes naturalistes les comportements à partir de la communication (cybernétique notamment). Par ailleurs, il est intéressant de voir que D.Sperber s’appuie sur plusieurs contre-arguments de N.Chomsky sur le structuralisme. Ces contre-arguments vont constituer la base de sa réflexion future et de sa critique envers la théorie de la modularisation partielle de la cognition issue des écrits de Jerry Fodor. D. Sperber défend l’idée d’une modularisation massive de la cognition.

Explication de la théorie des modules en vidéo

Ce processus interprétatif, pensé en termes de modules, s’articule avec trois termes clefs : la pertinence, la mémorabilité et l’attraction. La pertinence est la maximisation de la courbe coût-effet/efficacité, autrement dit l’acteur va chercher à fournir le moindre effort cognitif pour une plus grande efficacité.  C’est une optimisation cognitive, qui choisit par ce système les représentations correspondant à ces critères d’optimisation, elles sont jugées plus pertinentes. La pertinence va de pair avec la mémorabilité, car une mise en mémoire plus facile ou plus stable d’une représentation influence la pertinence de cette représentation.

L’attraction, quant à elle, peut être représentée comme le jeu de la vie de Conway (en voici une bonne vidéo de présentation). Lors de l’initialisation de nos paramètres environnementaux, biologiques et psychologiques, certaines représentations seront-elles-mêmes initialisées. Elles vont ensuite se développer, quitte à s’éteindre si leur pertinence est trop faible, d’autres peuvent au contraire avoir beaucoup de descendants, qui vont au fur et à mesure être attirés par des pôles et devenir des représentations culturelles plus stables.

Critique

Je finirai cet article sur quelques autres critiques qui ont été adressées à cette théorie de la contagion. Bernard Lahire se demande, alors que reste-il aux sciences sociales ? (Lahire 1998) Quelle est l’utilité des SHS si elles ne produisent que des interprétations, si « leurs théories n’ont rien de vrai » ? (« [Les anthropologues] ont trouvé utile de faire abstraction du détail ethnographique afin d’arriver à des modèles interprétatifs généraux. Ces modèles ne sont vrais de rien. Leur fonction est d’aider le lecteur à acquérir une maîtrise synthétique des connaissances ethnographiques. » Sperber 1996 : 39.) Ces questionnements sont provocateurs, mais Bernard Lahire insiste par la suite qu’il est évident, dans les écrits de Dan Sperber, que le pluralisme scientifique est indispensable. Cependant, B. Lahire revient sur l’anti-réductionnisme propre aux SHS,  tel qu’il est énoncé par D.Sperber, et montre qu’il y a une méprise sur l’autonomie ontologique de la culture. Elle serait en réalité plus un « droit théorique » pour interpréter. Enfin, et c’est sûrement le plus important, nous sommes tous plongés dans l’attente de travaux empiriques utilisant l’épidémiologie des représentations.

Conclusion

Tout en filigrane de ce livre, Dan Sperber analyse la pratique anthropologique, mais également énonce des critères de scientificité. Son lecteur n’en attendait pas moins de cet épistémologue. Il insiste sur le fait que « s’il est normal de préférer une interprétation à une autre en fonction d’une préférence théorique, alors il est difficile voir impossible, de valider ou d’invalider une théorie générale à partir d’une interprétation préférée. ». Il est possible de résumer cela sous l’adage bayésien : « la vraisemblance des données n’est pas la crédence de la théorie » (Nguyen Hoang 2016). Autrement dit, l’interprétation anthropologique est pratique, mais peu fiable, elle ne permet pas de statuer sur l’ontologie des choses observées. Cette conception de la science a des conséquences sur sa pratique et aboutit à la théorie de la pertinence. L’optimisation cognitive, dont D.Sperber rend compte, est identifiable à des jauges bayésiennes qui nous permettraient d’ajuster notre crédence, le niveau de pertinence d’une théorie, d’un rite, d’une croyance au cours du temps. « On peut montrer que non seulement les humains, mais même certains autres animaux sont capables d’évaluer spontanément certaines probabilités et d’en tenir compte, par exemple dans leurs pratiques de chasse ou de cueillette. Cependant, il est bien établi aussi que dans de nombreuses situations, les probabilités sont mal comprises, et font l’objet de distorsions systématiques. » (Sperber 1996 : 73)

Ensuite, le matérialisme que D.Sperber propose, et qui consiste à reconceptualiser le domaine social, entretient des liens étroits avec sa façon de penser l’environnement. Et, bien que pour lui, « la coévolution des gènes et de la culture est cependant un processus trop lent pour expliquer les changements culturels à l’échelle historique. »(Sperber 1996 : 158). On peut se demander comment les travaux actuels en épigénétique peuvent nous aider à comprendre ces rapports de transformation entre environnement, expression génétique, comportement et culture. Il est souhaitable de se pencher sur un tel programme lorsque l’on admet que « l’esprit humain est une combinaison de nombreux dispositifs en partie génétiquement programmés » (Sperber 1996).

Enfin, D.Sperber défend la théorie d’une modularisation massive du cerveau. Seulement, comme il remarque dans son introduction, il substitue facilement les termes cerveau, esprit, cognition entre eux. Or, au regard des travaux actuels en sciences cognitives, les chercheurs tendent à élargir la cognition au-delà du seul cerveau – d’ailleurs utilisé à des fins d’analogie avec l’ordinateur lors de la révolution cognitive – et, à employer de plus en plus l’expression de « cognition incarnée » (Sarti et Monier 2018). Dans ces conditions, il serait intéressant d’articuler cette nouvelle conception de la cognition avec l’épidémiologie des représentations, qui, de fait, ne s’excluent pas et semblent au contraire aller de pair.

Références

Dehouve D., 2015. « La notion de fractale en anthropologie ».
ethnographiques.org, Numéro 29 – décembre 2014, Ethnologie et mathématiques [en ligne].
(http://www.ethnographiques.org/2014/Dehouve – consulté le 13.02.2019)

Lahire B., 1998, « Dan Sperber, La contagion des idées. Théorie naturaliste de la culture ». Annales. Histoire, Sciences
Sociales
. 53ᵉ année, N. 2 : 417-419.

Nguyen Hoang L., 2016 , La formule du savoir une philosophie unifiée du savoir fondée sur le théorème de Bayes, EDP.

Sarti A. et Monier, , « Les neurosciences au sein des sciences de
la cognition. Vers un naturalisme situé», Intellectica (1-2), 69 : 7-25.

Sperber D. et Wilson D., 1989, La Pertinence. Cognition et Communication. Paris, Editions de Minuit.

Sperber D., 1968-1973 , Le structuralisme en anthropologie, Paris, Le Seuil.

– 1996, La contagion des idées. Une théorie naturaliste de la culture, Paris, Odile Jaocb.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *