Race et Histoire (3/4)

Race et Histoire (3/4)

Ce dernier article revient sur le faux-évolutionnisme en tant que théorie scientifique, et propose une solution : la perpétuelle remise en question des savoirs et de leur construction. Le principe de culture est abordé en tant que relation entre différents groupes sociaux, qui se considèrent et se reconnaissent comme différents. Cette relation est propre au référentiel, au point de vue adopté par l’observant. La notion de progrès considérée comme le résultat du principe de culture, occupe une place paradoxale puisque le progrès amène à homogénéiser les cultures entre elles et à l’intérieur d’elles-mêmes. Le progrès requiert de la diversité, mais son processus est homogénéisant. Lévi-Strauss propose une solution pour sortir de ce diallèle, qui aboutirait de manière logique à la disparition du progrès.

Lévi-Strauss et l’évidence

   En combattant le faux-évolutionnisme, Lévi-Strauss souligne l’attrait qu’à l’homme pour la vérité et par corollaire pour l’évident. Ces deux penchants se trouvent réunis dans le scientifique, compris comme le fait scientifique et l’homme de sciences. Son but est de montrer par un raisonnement logique et expérimental ce qui est vrai. Ou plutôt ce qui apparaît vrai, au vu des connaissances en ma possession et mes sens. Ainsi, revenir sur le phénomène du vrai, c’est prendre en compte l’aspect subjectif du fait scientifique. Que cela soit du point de vue du scientifique, chargé d’élaborer des théories ; ou de celui de la foule, de la doxa, qui va accueillir ces nouvelles théories. La critique du faux-évolutionnisme par Lévi-Strauss s’adresse à ceux qui font ces théories mais aussi, justement, à ceux qui reçoivent la théorie du faux-évolutionnisme. Le faux-évolutionnisme se sert et sert de théorie raciste pour fonder sa scientificité. Or, tout ce qui se dit scientifique n’implique pas automatiquement du « vrai ». Bien qu’elle soit une théorie erronée et qu’elle ait eu de terribles conséquences, le faux-évolutionnisme a été bien accueilli. Je vous laisse avec cet extrait de Pierre THUILLIER (THUILLIER 1996 : 378) : « Les exemples abondent. Ainsi, pendant longtemps, on a cru que la mécanique de Newton décrivait la réalité de façon rigoureusement exacte (“objective”). Or la théorie de la relativité a précisément remis en question cette idée. La science, admettons-le, vise à donner une description (ou une explication) objective des phénomènes. Mais il serait abusif d’affirmer que les théories scientifiques, telles qu’elles existent concrètement, sont des constructions intégralement objectives, c’est-à-dire exemptes d’éléments plus ou moins arbitraires, plus ou moins “subjectifs”. » L’idée commune à Thuillier et Lévi-Strauss est donc la « remise en question », ou en des termes cartésiens, émettre un doute sur des théories scientifiques qui peuvent se parer d’un attirail de vérité.

La construction de la culture

   Dans la même veine critique, Lévi-Strauss se place dans le cas où l’on regarde des sociétés à des moments différents dans l’histoire et à un même endroit donné[1] :

Cette situation sert de cas type au faux-évolutionnisme, pour différencier les sociétés dont les histoires seraient ou cumulatives ou stationnaires, c’est-à-dire si elles cumulent leurs savoirs pour progresser ou si elles stagnent. Or, l’anthropologue énonce ici la métaphore des trains en s’inspirant de la relativité générale d’Einstein : « Afin de montrer que la dimension et la vitesse de déplacement des corps ne sont pas des valeurs absolues, mais des fonctions de la position de l’observateur, on rappelle que, pour un voyageur assis à la fenêtre d’un train, la vitesse et la longueur des autres trains varient selon que ceux-ci se déplacent dans le même sens ou dans un sens opposé. Or tout membre d’une culture en est aussi étroitement solidaire que ce voyageur idéal l’est de son train. » Mais à l’inverse de la loi d’Einstein : « [les cultures] nous paraissent d’autant plus actives qu’elles se déplacent dans le sens de la nôtre, et stationnaires quand leur orientation diverge. » Histoire cumulative ou stationnaire n’est alors qu’histoire de référentiel : celui de la civilisation occidentale. Une civilisation qui s’impose lors de la phase de colonisation, qui cherche à augmenter le capital par tête et à prolonger la vie, et d’un autre côté qui se retrouve à commettre des massacres et à creuser les inégalités (PIKETTY 2001). Cette contradiction commence à éclairer la notion de progrès, ou plutôt comme Lévi-Strauss le dit le « double sens du progrès ». Le progrès est forcément cumulatif et les sociétés taxées de stationnaire ne le sont que par défaut de traces écrites, donc injustement. Les cultures, groupes sociaux entre eux cumulent des savoirs divers et variés. Par ce processus, la diversité tend à s’homogénéiser. Le progrès tendrait donc à s’éteindre, ou en terme plus mathématiques[2] le progrès est une fonction décroissante et sa limite tend vers 0. Plus il y a de communication entre les groupes, plus ils sont susceptibles de s’homogénéiser, or s’il y a homogénéisation, il y a moins de diversité, donc potentiellement moins de progrès.

Plus il y a de communication entre les groupes, plus ils sont susceptibles de s’homogénéiser, or s’il y a homogénéisation, il y a moins de diversité, donc potentiellement moins de progrès. Seulement, nous dit Lévi-Strauss, face à la contradiction en soi du progrès, on peut continuer à créer de la diversité, soit en créant des « écarts », soit en intégrant de nouveaux facteurs, de nouveaux agents. L’idée selon laquelle les groupes sociaux sont soumis à une diversification interne, alimente le progrès. La soi-disante civilisation occidentale en est un bel exemple, en voulant homogénéiser, elle a créée de nouvelles inégalités ; mais à quel prix ?

Deux dernières perspectives semblent nécessaires pour conclure ce texte. La première interroge la manière, dont a été reçu Race et Histoire. En effet, s’il a été le terreau fertile de nombreuses théories anthropologiques, il a aussi servi des thèses naturalisant la différence et la peur de l’autre. Dans la suite logique de cette méprise, pour reprendre le lexique lévi-straussien, le principe d’ « ethnicisation des peuples » (AMSELLE 2012) est un détournement pervers de la culture, telle que Lévi-Strauss la définit. Ces deux principes donc sont des formes de primitivisme et naturalisme modernes, ils feront l’objet d’un ultime article sur Race et Histoire.

[1] Il donne deux autres exemple qu’il ne traite pas : deux sociétés prises au même moment pas au même endroit, deux sociétés prises ni au même endroit ni au même moment.

[2] Lévi-Strauss, dans le chapitre La Collaboration Des Cultures, emprunte lui-même du vocabulaire mathématique en comparant les histoires cumulatives à des séries longues de paris au jeu de la roulette. Je vous renvoie à ce chapitre pour plus de détails. Cependant, le lien entre « Claude Lévi-Strauss et les mathématiques » est largement souligné dans l’article homonyme de Paul LAVOIE. L’anthropologie, bien qu’elle se soit construite comme une science du qualitatif, maintient de nombreux et étroits liens avec les mathématiques. A voir peut-être dans un prochain article…

Bibliographie

AMSELLE J-L., 2012, « Au nom des peuples : primitivismes et post-colonialismes », Critique, n°776-777 : 165-177.

LEVI-STRAUSS Cl., 1961, Race et Histoire, Editions Gonthier (130 p.).

PIKETTY T., 2001, Les hauts revenus en France au XXe siècle inégalités et redistributions, 1901-1998, Paris (France), B. Grasset (777 p.).

THUILLIER P., 1996, D’Archimède à Einstein, Paris (France), Fayard (416 p.).

Pour aller plus loin :

ANGAUT J-Ch., 2002, Relativisme et anthropologie chez Claude Lévi-Strauss. Séminaire de DEA sur le relativisme, Octobre 2002, Nancy (France), 16 pages.

STENGERS I., 1993, L’invention des sciences modernes, Paris (France), Editions La découverte (210 p.).

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *