Race et Histoire (2/4)

Race et Histoire (2/4)

Lévi-Strauss développe, dans les parties L’ethnocentrisme et Cultures archaïques et cultures primitives, son argumentaire contre le « faux-évolutionnisme ». Il s’appuie sur un concept évoqué plus haut : la « diversification interne » ; l’anthropologue, d’abord philosophe[1], apporte aussi une nouvelle réflexion sur l’altérité.

L’altérité

   Lévi-Strauss terminait La diversité des cultures en trouvant sa cause dans des mouvements de contact et de diversification interne. Cependant, cette notion de culture implique qu’il existe un « hors de la culture », et précisément, dans une certaine perception de la culture, l’étranger ou le barbare, appartient à une nature sauvage. Le sauvage ne fait pas partie de la culture. Dans cette perception, la culture est aussi synonyme d’une humanité restreinte à un environnement proche qui m’est connu. Celui qui n’appartient pas à ma culture est de fait exclu de l’humanité, et je pense être en droit de me demander « si c‘est un homme » (LEVI 1987) cet être-là.Or, l’emprunt à Primo Levi n’est pas sans coïncidence, il s’agit d’un point de vue discriminant, raciste, utilisé dans cet exemple par l’idéologie national-socialiste. Ce que Lévi-Strauss souligne ici c’est un « frisson », c’est-à-dire une peur de l’étranger. En même temps cette peur nourrit l’identité du groupe, elle lui permet de construire son ipséité (RICOEUR 1990). En se penchant plus près, l’anthropologue nous dit que l’humanité définie comme telle, est l’application d’un certain nombre de normes. Ceux qui n’adoptent pas ces normes identitaires ne font pas partie de l’humanité restreinte. Il pousse le lecteur à se décentrer et montre que les normes sont relatives à chaque groupe culturel. Aussi, ceux-là même qui sont appelés les « sauvages » usent du même processus cognitif. Bref, nous sommes tous le « sauvage » de quelqu’un d’autre. Ce dernier argument donne une force considérable à la brochure de l’Unesco, qui réfute ce point de vue dit  ethnocentré.

L’humanité

   Lévi-Strauss établit, d’une part, que la notion d’humanité est récente et limitée géographiquement et intellectuellement. D’autre part, elle est tiraillée par deux approches : la première est celle des sens, je vois qu’il y a des différences physiques, la seconde approche est d’ordre intellectuel. La première approche est celle qui a été longuement traitée dans la première partie Race et Culture, c’est-à-dire la discrimination biologique. Elle possède un double, la discrimination culturelle,  portée par le faux-évolutionnisme (voir paragraphe suivant). Ce racisme aboutit à une forme de solipsisme, où seule une humanité régie par quelques normes existe. Or, ces normes biologiques ou culturelles  font partie de l’apparaître, ce que l’autre me donne à voir. Cette évidence rendue immédiate par les sens est trompeuse, et le phénomène, ce qui apparaît, est exempt de tout traitement ontologique. Or, nous dit Lévi-Strauss « le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie ». Qu’est-ce à dire ? Tout d’abord il faut questionner cet apparaître, ne pas laisser le phénomène en reste (HUSSERL 1907) : qu’est-ce qui se cache derrière les normes ? Ensuite il faut décentrer son regard pour penser l’humanité sous d’autres points de définition, il faut penser toutes les conditions de possibilités d’une humanité englobant l’ensemble des différences culturelles, des normes. Voici les termes de la deuxième approche du concept d’humanité. La critique perçant ici, est l’idée selon laquelle rien ne sert de discriminer et se sentir supérieur, comme faisant partie de la « véritable » humanité, si c’est pour avoir le même comportement que les « barbares ». Lévi-Strauss inspecte les racines linguistiques du mot « homme » dans plusieurs sociétés et montre que son utilisation est souvent limitée à un certain cercle d’hommes, et implique une notion de supériorité, cette utilisation n’est pas restreinte à l’occident. C’est en ce sens que Lévi-Strauss parle de « paradoxe du relativisme culturel ».

Le faux-évolutionnisme

   Malheureusement, ces deux mouvements ont été en quelque sorte mélangés dans un faux-évolutionnisme, c’est-à-dire dans les théories évolutionnistes en sciences sociales. C’est de cette méprise que Lévi-Strauss parlait à propos de certains anthropologues dans La diversité des cultures. D’abord, qu’entend Lévi-Strauss par faux-évolutionnisme ? Il existerait une vraie théorie évolutionniste ? Il s’agit en réalité de montrer comment la théorie évolutionniste propre à Darwin (DARWIN 1921) a été transposée en sciences sociales. Cette transposition est conjointe à l’affirmation de l’anthropologie comme science. En effet, l’anthropologie était d’abord considérée comme un passe-temps que les personnes de milieux aisés pouvaient se permettre, puis elle a longtemps été associée aux romans d’aventures, récits de missionnaires. L’exigence de scientificité était exclue du vocabulaire anthropologique. Or, les anthropologues ont eu besoin de faire reconnaître leur travail, ce but devait établir l’anthropologie comme une science humaine. C’est à cet effet que les théories biologiques de Darwin ont été le terreau des théories du faux-évolutionnisme (TYLOR, SPENCER), c’est-à-dire l’évolutionnisme sociologique. Ce dernier considère des étapes et des stades dans les cultures et admet en parallèle un point unifiant l’humanité : un point de convergence, une limite vers laquelle tendraient les cultures. Or, nous dit Lévi-Strauss, on ne pas transposer ainsi une théorie biologique à des phénomènes de culture, c’est un « maquillage faussement scientifique ». L’évolutionnisme sociologique a ajouté à la discrimination biologique une discrimination culturelle, et il retombe dans le diallèle du paraître.

Bibliographie

DARWIN Ch., 1921 [1859], L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou La lutte pour l’existence dans la nature, Paris (France), A.COSTES (604 p.).

HUSSERL E., 2010 [1907], Idée de la phénoménologie, Paris (France), PUF (136 p.).

LEVI Pr., 1987 [1947], Si c’est un homme, Paris (France), Julliard (265 p.).

LEVI-STRAUSS Cl., 1961, Race et Histoire, Editions Gonthier (130 p.).

– 1962,  La Pensée Sauvage, Paris (France), Pocket (347 p.).

– 1973, Anthropologie structurale deux, Paris (France), Plon (450 p.).

RICOEUR P., 1990, Soi-même comme un autre, Paris (France), Éd. du Seuil (424 p.).

Webographie

Acte constitutif de l’Unesco consulté sur internet : http://www.unesco.org/education/pdf/UNESCO_F.PDF

Pour aller plus loin :

ANGAUT J-Ch., 2002, Relativisme et anthropologie chez Claude Lévi-Strauss. Séminaire de DEA sur le relativisme, Octobre 2002, Nancy (France), 16 pages.

DESCOLA Ph., 2007, Par-delà Nature et Culture, Paris (France), Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines » (640 p.).

STENGERS I., 1993, L’invention des sciences modernes, Paris (France), Editions La découverte (210 p.).

[1] Professeur agrégé en philosophie, il est influencé en particulier par l’approche phénoménologique de HUSSERL E. et reprend l’idée chère à HUSSERL selon laquelle le phénomène n’est pas seulement du paraître, que l’être du phénomène a sa place dans la phénoménologie.

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